Sampling Stories

"Sampling Stories" (2001) par Jean-Manuel de Queiroz.


Sampling Stories nous propose le modéle même du bricolage : à partir d’un nombre fini d’éléments, un usage infini. Il s’agit en effet d’en user, de s’en servir en réemployant, en ré-utilisant, en redistribuant les emplois, les rôles, les places. Mais est-il vraiment juste d’y voir un “bricolage”? Ne serait-il pas plus pertinent de désigner ce jeu formel par son vrai nom : une combinatoire? On y consentira, mais à condition de redéfinir le “bricolage” comme une “combinatoire sensible”. L’algèbre et la logique formelle font jouer entre eux des éléments purement abstraits, suivant des règles de combinaisons variables qui définissent autant de domaines d’interprétation. Le bricolage opère de la même façon (faire entrer les mêmes éléments dans des ensembles de relations spécifiques), mais à partir d’une matière : bois ou ficelle,Comment dit-on “bricolage” en anglais? “Do it yourself - Fais-le toi-même”. Un impératif donc, mais un curieux impératif puisqu’il enjoint l’autonomie : je t’ordonne de suivre ta propre loi, c’est-à-dire de ne pas suivre mes ordres. Nous voilà dans l’impasse du double bind, celui qui rend fou : si tu suis l’impératif d’agir par toi-même tu n’agis plus de toi-même puisqu’il s’agit d’un acte d’obéissance; mais si tu désobéis et ne fais plus les choses toi-même, tu te places sous la dépendance d’autrui, et, à nouveau, te voilà hétéronome, placé sous la loi de l’autre : impossible de s’en sortir.





Question : peut-on “s’en sortir” avec Sampling Stories, ou bien Anthony Rousseau veut-il “rendre fou” son partenaire de jeu ?

C’est une inquiétude plus générale. Elle peut s’étendre à tous ces dispositifs contemporains placés sous le signe (trop commode) d’une soi-disant “interactivité”. Rendre le “spectateur” “acteur”, est-ce lui offrir une place pour la création ou le contraindre à entrer dans le jeu de l’artiste pour l’y enfermer ?

Pour y voir plus clair, revenons à celui qui le premier a développé la métaphore de l’art comme bricolage et de l’artiste comme bricoleur : Levi-Strauss. D’où procède une telle définition? C’est son analyse structurale des mythes qui la lui inspire. Les sauvages sont les premiers artistes qui indéfiniment fabriquent des récits (non des systèmes philosophiques, des systèmes de concepts : des récits) à partir d’un petit nombre d’oppositions qu’on retrouve partout : haut et bas, cru et cuit, sec et humide... Les mythes aussi sont des “sampling”, des “arrangements” et c’est avec surprise qu’on découvre le contenu de ces histoires d’ origines, ordonné par un certain nombre de relations entre des termes : les animaux mis en jeu peuvent bien changer, l’intrigue entre personnages varier, le mythologue met à jour des structures, sorte de charpente formelle constante, et pas seulement dans une seule aire de civilisation puisqu’on retrouvera chez l’Indien des Prairies ce qu’on avait déjà trouvé dans telle ethnie amazonienne. La science a chez nous remplacé les mythes. Mais il ne s’agit pas d’une simple substitution: c’est en même temps un changement profond de régime des signes. En même temps qu’elle s’impose comme vision rationnelle du monde, la science détruit une manière d’être au monde. Le mythe ne peut que se dire (ou se chanter), il n’est rien en dehors de ses usages, il exprime directement et pratiquement le monde. La science, elle, se passe des corps, de la voix, de la pratique et se meut tout entière dans l’abstraction d’une langue écrite, épurée jusqu’à l’algoritme.Et si Levi-Strauss n’a pas tort de voir dans la méthode artiste un analogôn des bricolages mythiques, il n’en saisit pas la raison. Car c’est la dimension de la vie laissée en déshérence par la prise de distance rationnelle que s’efforce de ressusciter l’art. Et si l’art “classique”, parce que “figuratif” peut encore laisser croire qu’il a quelque chose à voir avec la “représentation”, toutes les formes esthétiques “défigurées” qui déstructurent notre réel ne sont-elles pas faites pour nous rappeler obstinément cette façon archaîque d’être présent au monde?

La parenté des procédés sauvages et des procédés artistiques n’est donc pas, surtout pas de pure forme, et la brillante métaphore théorique du bricolage peut nous faire rater la cible. Il ne s’agit pas seulement de “reproduire” par les moyens propres à l’art ce qui pour eux constituait simplement la vie normale. La fabrication d’un équivalent de ce que fût un mythe (ou une danse, ou un masque ou un fétiche), ne peut pour nous qu’être arraché à la vie normale et se fait dans la résistance à ses contraintes. Certes Sampling Stories cristallise intensément un des traits archaîques le moins souvent sélectionné dans le travail de l’artiste : le surgissement des images y est soumis à la main. On manipule. Il ne s’agit pas d’”interactivité”. Il s’agit d’une forme singulière d’articulation des sens que n’offre ni le tableau, ni la sonate, ni le roman. et cela grâce au procédé technologique de l’ordinateur. Mais cette technologie n’a en elle-même aucun intérêt : une flèche ou un caillou feraient aussi bien l’affaire pour d’autres arrangements (quand au lieu de simplement écouter un concert les corps ondulent et entrent dans la danse, quand on se crée un “cinéma” grâce à des substances hallucinogènes, c’est la même chose par d’autres moyens). Un sourire démultiplié, un lancé de dés répété : quel chemin pouvons-nous parcourir qui fasse se télescoper ces deux séries hétérogènes? Quels petits événements pouvons-nous créer, mythes ou poèmes minuscules? Nous ne retournons pas pour autant à la pratique des sauvages.

Ce mode de sensation qui est aussi un mode de pensée n’est plus en accord avec le monde qui l’entoure : il s’y oppose. Et c’est pourquoi pour faire revenir quelque chose de ce que les hommes savaient jadis sans le savoir, l’artiste est contraint d’employer des voies trait pour trait contraires. Les stories anciennes étaient le fruit d’un long travail collectif et inconscient, et le champ des destinataires leur préexistait : ça se faisait. Celui d’Anthony Rousseau intentionnel, réflexif, forcément individuel et solitaire, doit se créer lui-même son champ de réception. Il attend son peuple. Les stories anciennes passaient par la voix et s’inscrivaient dans un ordre cérémoniel ritualisé. Elles relevaient de la tradition.Les parcours et bifurcations d’un CD rom sont d’ordre imaginal et sollicitent une créativité inédite. Pour simplement donner une petite idée sensible de ce qui se jouait dans la “tradition” , il faut désormais se situer dans la subversion. Rien en vérité de plus traditionnel et immémorial que la plus contemporaine des oeuvres contemporaines, mais pour y parvenir il faut briser les codes. Les stories anciennes étaient inséparables d’un monde religieux. Elles travaillaient à intégrer, à empêcher l’émergence de l’individu, dissolvaient les ego par un effort d’anticipation (Clastres dit qu’il s’agit de sociétés contre l’Etat, mais il faut ajouter qu’on ne peut faire obstacle à l’Etat qu’en interdisant la formation d’individus personnels). Les sampling stories s’attaquent elles à toute religion, la plus nocive et omniprésente étant sans doute aujourd’hui celle des récits médiatiques. Elles n’intègrent pas, elles désintègrent, sapent en nous ce que l’histoire a fait de nous, recherchent le réveil des puissances d’avant l’ego. Elles sont critiques. Nous avons grand besoin de ces bricolages-là.



J. Manuel de Queiroz.


Jean-Manuel de Queiroz est sociologue,

Professeur en Sciences de l’Éducation à l’Université Rennes 2.